La disparition des archives Guéant et la recherche en histoire contemporaine

L’annonce de la disparition des archives papier de l’ancien secrétaire général de l’Élysée par l’actuel titulaire du poste Pierre-René Lemas pose plus de questions sur le traitement des archives nationales aujourd’hui que sur Claude Guéant lui-même.

La perte, ou le non-versement, des archives d’un ancien secrétaire de l’Élysée n’est pas en soi une nouveauté. Des trois secrétaires généraux de l’Élysée qui ont travaillé durant le septennat de Valéry Giscard d’Estaing – Claude Pierre-Brossolette (1974-1976), Jean François-Poncet (1976-1978) et Jacques Wahl (1978-1981) – seuls les deux derniers ont versé leurs papiers aux Archives nationales (fonds 5AG3), comme l’indique l’inventaire (que ce soit en ligne ou, pour plus de détail, l’imprimé). Des zones d’ombres existent également sur les archives de son successeur, François Mitterrand. Raphaëlle Bacqué, dans un article publié en février 2010 dans Le Monde, rapportait ainsi, à propos de Michel Charasse :

Ce connaisseur intime du pouvoir n’a cependant jamais hésité lorsqu’il lui fallait trancher entre la vérité et l’intérêt politique. C’est lui que François Mitterrand avait chargé dès 1987 de trier ses archives. Charasse passa ainsi des années à consulter, classer ou détruire dans sa broyeuse des milliers de papiers afin de conserver les secrets et d’éliminer les médiocrités qui pourraient entacher la légende mitterrandienne. »

Il est bien évident que le cas présent de Claude Guéant soulève d’autres interrogations, étant donné que son nom est cité dans diverses affaires en cours. Mais en soi, la situation n’est pas nouvelle, et les précédents posaient déjà problème. Si une Commission d’enquête parlementaire au Sénat était créée, comme le suggère Jean-Vincent Placé, il faudrait donc veiller à lui donner des prérogatives chronologiques assez larges…

Us et coutumes

Le traitement de l’épisode par les journalistes du Monde met en lumière une autre question, relative à l’obligation de versement des documents. Emeline Cazi et Anne Michel écrivent que « le versement des notes et écrits des collaborateurs de la présidence de la République au fonds des Archives nationales est pourtant l’usage à chaque changement de présidence. » Non, ce n’est pas « l’usage » : c’est la loi. C’est d’ailleurs le fondement même de la loi du 3 janvier 1979 sur les archives (modifiée en 2008), à savoir d’obliger les services de l’Élysée (notamment) à verser leurs archives aux Archives Nationales. Cette loi partait du constat que les divers collaborateurs en poste à l’Élysée partaient avec leurs dossiers. Ceci n’était pas nécessairement Guéant Wordlele fruit d’une malveillance, ou d’un refus de transparence, mais plutôt d’une croyance que ces documents étaient leur propriété parce qu’ils les avaient produits, alors même qu’ils étaient la propriété de l’État. La loi de 1979 visait à corriger cet état de fait, même s’il était évident qu’on ne pouvait pas mettre un fonctionnaire de police derrière chaque collaborateur de l’Élysée pour vérifier qu’il ou elle verserait bien ses documents aux archives nationales plutôt qu’à la broyeuse ou dans son grenier. Mais un conservateur des Archives nationales, comme ce fut le cas sous Valéry Giscard d’Estaing (voir la description sommaire du fonds sur le site des Archives nationales, ou l’inventaire publié) puis François Mitterrand (voire l’article d’Agnès Bos et Damien Vaisse dans la revue Vingtième Siècle), peut veiller au bon déroulement des opérations. Les papiers des chefs de l’État sont désormais consultables, selon les termes décrits par la loi, sous les cotes 1 à 5 AG. Il n’est donc nullement question d’usage, mais de droit. Cela ne garantit évidemment pas le résultat final, mais ça l’encadre toutefois de façon beaucoup plus efficace que ça ne l’était auparavant.

Quid des archives numériques?

Le troisième élément soulevé par cette affaire est également révélé par l’article du Monde. Celui-ci rapporte des propos de Christian Frémont, directeur de cabinet de Nicolas Sarkozy, tenus le 3 avril 2012 : « tous les messages professionnels importants doivent être imprimés et versés dans les dossiers papier et enregistrés dans un répertoire nommé « Archives nationales ». » Les deux journalistes du Monde ajoutent que « Cette note concerne les données numériques. » Ces quelques phrases posent une multitude de questions : doit-on en conclure que toutes les autres données numériques produites par la présidence de la République sous Nicolas Sarkozy ont été détruites ? Qu’au final, ce sont chacun des collaborateurs du président de la République de l’époque qui a joué à son propre archiviste, triant, détruisant et imprimant à son bon gré ce qu’il ou elle jugeait important ou anecdotique ? Que sont devenus tous les supports numériques utilisés à l’époque ? Ce court passage souligne bien le paradoxe auquel vont être confrontés les historiens de la période, à savoir le traitement de données soit parcellaires (qu’est-ce qui a été conservé ?) soit gigantesques en volume (big data).

L’histoire contemporaine et ses sources

Un dernier mot plus général sur la « boîte noire » archivistique de l’historien contemporanéiste, également rappelé par cet épisode : est-ce que la destruction d’une archive spécifique ruine par la même occasion tout espoir de retrouver des traces concrètes sur un événement donné ? Pas forcément : les documents sont produits souvent en plusieurs exemplaires (brouillons préalables, copies envoyées à diverses personnes, photocopies faites à différentes étapes) et plusieurs intervenants entrent dans le processus de production d’un document (relecteur éventuel, personnes informées par l’événement motivant la rédaction d’un document). Quelques exemples concrets tirés de ma propre recherche peuvent illustrer ces propos théoriques : il n’existe pas toujours de compte-rendu détaillés officiels des Conseils européens et pourtant l’administration britannique en produit de très détaillés grâce aux notes prises par ses hauts fonctionnaires en séance. Le verbatim de la visite d’Helmut Schmidt à la Bundesbank en 1978, lors de laquelle il présente le SME à une banque central allemande sceptique, n’est pas conservé dans ses papiers personnels à la Friedrich Ebert Stiftung à Bonn, sans doute pas non plus dans ses autres papiers personnels à Hambourg (son biographe Hartmut Soell n’en parle pas), mais une des deux copies existantes est bel et bien présente dans le fonds Emminger aux archives de la Bundesbank, et a depuis été mise en ligne et traduite en anglais. Finalement, s’il n’existe pas souvent de traces écrites des multiples rencontres franco-allemandes de l’époque (que ce soit entre Schmidt et Giscard ou bien à d’autres niveaux) il existe souvent un rapport sur ces rencontres établi par l’administration britannique sur la base de conversation antérieures et postérieures avec les divers protagonistes. La suppression d’un document d’origine n’est donc pas nécessairement synonyme de disparition de toute trace de ce que le document était supposé rapporter. Elle peut d’ailleurs à l’inverse mettre en lumière la volonté d’un des protagonistes de faire disparaître une source… Ceci étant encore plus vrai dans le cas de documents nés numériques, dont la circulation et la reproduction est beaucoup plus aisée.

Plus que le cas spécifique des archives de Claude Guéant, cette affaire souligne donc les ambiguïtés des archives du temps présent : leur disparition possible, même si ce n’est pas nouveau ; et le problème de l’archivage des documents nés numériques.

 

(Illustration: nuage de mots réalisé avec Wordle.net sur la base du texte de ce billet)

 

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