Pourquoi la notion d’ “archive essentielle” peut être un non sens: un retour d’expérience

 

Un rapport révélé par Le Monde propose de limiter la récolte d’archives à ce qu’il nomme des « archives essentielles ». Tous les historiens ressassent, depuis quelques jours, cette expression à l’emporte-pièce, car elle touche au cœur de notre travail. Pourquoi et comment ? J’ai voulu détailler un petit exemple tiré de ma propre recherche pour le montrer.

Je ne vais pas aller bien loin pour chercher mon exemple : c’est la citation d’ouverture de mon livre sur la création du Système Monétaire européen en 1979. L’ancien chancelier allemand Helmut Schmidt expliquait en novembre 1984 que

 

depuis le plan Werner il y a une douzaine d’années, depuis la création du SME en particulier, différentes institutions et groupes d’experts ont réalisé un énorme travail préparatoire pour améliorer la coopération monétaire. Ce travail ressemble à un trésor caché : tous les travaux ont été écrits par des experts monétaires et pour l’usage d’experts monétaires ; ils sont donc rarement arrivés à l’attention des chefs d’État ou de gouvernement ; dans la plupart des cas, ils n’ont même pas reçu la pleine attention des ministres des finances. »

Ces travaux, souvent oubliés comme le note Helmut Schmidt, ont toutefois trouvé leur chemin jusqu’aux cartons des différentes archives d’Europe. Ils m’ont permis de retracer la généalogie des discussions sur le SME.

Mais ces travaux seraient-ils considérés comme « archives essentielles » par les auteurs du rapport révélé par Le Monde ? La remarque d’Helmut Schmidt est un aveu. Selon lui, même les principaux décideurs européens n’y prêtaient pas d’attention à l’époque. Autant dire qu’ils ne trouvaient pas ces travaux… essentiels. Ou plutôt les trouvaient-ils à contre-courant, incomplets, erronés ? C’est justement ce travail d’analyse que l’historien doit pouvoir accomplir des dizaines d’années plus tard. Pour cela, l’historien chercher à retracer ces débats, et remettre la main sur ces documents – le « trésor caché » dont parle l’ancien chancelier allemand.

La façon dont j’avais trouvé cette remarque d’Helmut Schmidt est aussi révélatrice. J’avais mis la main sur le discours d’où est extrait cette citation un peu par hasard – le hasard, autre grand sujet de discussion pour les chercheurs ! – en examinant un carton qui n’était pas vraiment pertinent pour ma recherche, aux archives historiques de la Banque de France. Ce discours de Schmidt était dans un carton couvrant la période 1979-1984, alors que je travaillais sur les années 1974-1979. Je m’étais dit que si j’avais le temps, par curiosité, j’y jetterai un œil, mais que selon toute probabilité, l’essentiel du carton serait postérieur à la création du SME, dont les négociations s’achèvent en décembre 1978. En somme, je pensais que ce carton ne serait pas « essentiel »… Il s’est avéré qu’il le fût. Considérer une archive comme “essentielle” est une analyse éminemment subjective, alors que l’archivage doit être fait selon des critères objectifs, clairs, et débattus.

Je pourrais très facilement écrire un billet ou plus sur chaque archive de chaque pays que j’ai visité au cours des dix dernières années. Cela ferait une vingtaine de billets au bas mot, et pour tous types de centres d’archives : publics comme privés. Quelques exemples rapides pour conclure: Les agendas griffonnés par le gouverneur Paulo Baffi à la Banca d’Italia, étaient-ce des « archives essentielles » ? Quid des comptes-rendus de réunions sur la faillite d’Herstatt à la Commerzbank/Dresdner Bank ? Des verbatims de l’obscur comité consultatif bancaire à la Commission européenne ? Ou bien même des notes de réflexion manuscrites prises par l’ancien ministre des affaires étrangères Jean Sauvagnargues lors de ses vacances d’été de 1974 en Corse…

Oui, les archives sont essentielles pour tous. Il semblerait que beaucoup ont d’urgence besoin de s’intéresser concrètement à ce que sont les méthodes de travail des historiens et des archivistes dans les archives (ceci devrait d’ailleurs inclure quelques fondamentaux d’humanités numériques pour tordre le cou à l’idée selon laquelle la préservation numérique coûterait moins cher que la préservation papier).